Petit exemple de circulation circulaire de l’information

La capture d'écran de Facebook
La capture d’écran de Facebook

L’histoire commence samedi. Mon profil Facebook est affiché sur l’écran du Mac, mon oeil tombe sur la rubrique « livres ». Suprise, Mein Kampf figure parmi les « livres suggérés ».

Plusieurs semaines plus tôt, j’ai mis un roman de Philip Kerr et la trilogie Fabio Montale de Jean-Claude Izzo dans les livres que j’ai lu. J’en ai lu d’autres, mais ce sont ceux qui me sont passés par la tête quand j’ai renseigné la rubrique.

Un peu décontenancé, je fais une capture d’écran, que je poste sur Twitter et sur Facebook. Mon compte Twitter est suivi par bon nombre de journalistes, aucun pourtant ne réagit, mon tweet passe totalement inaperçu.

Le lendemain dimanche, l’anecdote est toujours présente à mon esprit, malgré mon flop de la veille sur les réseaux sociaux, j’y flaire les éléments d’une bonne info. Ayant un peu de temps devant moi, je rédige un article que je publie, illustré de la capture d’écran, sur le site internet du quotidien régional Le Pays dont je suis responsable. N’aimant pas m’auto-interviewer, je ne précise pas que je suis à la fois l’auteur de l’article, et l’internaute surpris.

Comme souvent en présence d’une info susceptible de sortir du cadre local, j’envoie un lien vers mon article aux services multimédias des 11 journaux du groupe Ebra, dont Le Pays fait partie.

Le plus réactif sera Christian Bach, responsable du site internet des Dernières nouvelles d’Alsace, qui reprend l’info en tête de son site. A Strasbourg, il n’y a que quelques rues entre les DNA et le bureau régional de l’AFP, qui publie une dépêche dans la foulée (ici sur le site du Point).

La capture d'écran de Google
En fin d’après-midi, l’info apprait largement dans la recherche Google

Je remercie l’agence pour la confiance qu’elle m’accorde : la dépêche est très largement inspirée de mon texte (ici repris par le site de l’Est Républicain), mais personne ne m’a appelé. Après tout, pourquoi vérifier une info puisqu’elle émane d’un confrère supposé fiable.

En bonne logique, la dépêche AFP est reprise partout. Dimanche en fin de journée, elle apparaît, plus ou moins remaniée, sur des dizaines de sites, des plus improbables aux plus prestigieux. Je découvre ainsi que je suis « fan », voire « passionné » de Philip Kerr (dont j’ai certes apprécié les livres que j’ai lu, mais dont je ne possède pas de poster) et que j’ai été « profondément choqué », voire « indigné » (que ma famille se rassure, je sors de la cellule de soutien psychologique, je ne devrais pas avoir de séquelle).

Parmi ces dizaines de confrères, ceux qui ont eu le temps de réécrire la dépêche n’ont pas eu le temps de vérifier l’info. Les autres l’ont probablement publiée sans la lire.

Saluons l’exception : en début d’après-midi, mon téléphone portable sonne. Une consoeur de France Bleu Belfort-Montbéliard. A la demande de France Info, elle doit mettre la main sur le mystérieux internaute « fan de Philip Kerr » et « profondément choqué » et me demande si je peux lui donner le contact. J’explique alors que cet internaute, c’est moi, mais que je ne suis pas plus fan que çà de Philip Kerr, et que j’ai vécu des traumatismes plus graves dans ma vie.

On sent bien qu’elle aurait préféré mettre son micro sous le nez d’un vulgum pecus plutôt que sous celui d’un confrère. Elle réalise quand même une interview au téléphone, dont de brefs extraits seront repris par France Info.

Lundi, épilogue : Facebook, que j’essaie vainement de joindre depuis 24h, signale à l’AFP que Mein Kampf ne fera plus partie des livres suggérés en France.

Voilà comment des dizaines de médias ont publié dimanche une info de deuxième main, qu’ils ont préféré enjoliver légèrement l’histoire que de la vérifier. Coup de bol, l’histoire est vraie, et la capture d’écran de Facebook publiée dimanche sur le site du Pays est authentique. J’aurais aussi pu la réaliser avec Photoshop et inventer le reste…